samedi, novembre 04, 2006

Quelques lignes et du plomb.


Au moment où, en France, quelques mamies se réunissaient pour discuter de l’attribution du prix Femina, les dirigeants russes choisissaient eux aussi de récompenser leurs écrivains de talent. La récompense tenait dans quelques grammes de plomb logés dans la tête, et c’est Anna Politkovskaïa, la célèbre journaliste et écrivain russe qui couvrait depuis plusieurs années le conflit tchétchène de manière indépendante, qui fut consacrée. Si quelques-uns croyaient encore que le stalinisme était mort avec son père en 53 , voici la preuve qu’ils se mettaient le doigt dans l’œil jusqu’à l’omoplate.

Poutine, en grand nostalgique de l’époque dorée du crime industrialisé, remet ainsi au goût du jour les procédés staliniens de censure radicale : Le samedi 07 octobre, la journaliste, déjà sous le coup de menaces, décide de sortir s’acheter une pizza. Mais elle croise malencontreusement, dans l’ascenseur de son appartement moscovite, un homme masqué, qui fait preuve d’une grande impolitesse - 1) en ne lui tenant pas la porte - 2) en vidant sur elle le chargeur de son pistolet. Immédiatement, sous prétexte qu’elle avait les entrailles et la cervelle en miettes, la pauvre femme se résout à mourir, sans attendre l’ambulance. Abandon. Le pouvoir a gagné. La mort est un argument de poids : Anna n’écrit plus d’articles sur la Tchétchénie.

C’est comme ça, dans la Russie poutinienne, comme au bon vieux temps du KGB et des camps de repos en Sibérie, on ne prend plus la peine de discuter. On élimine les gêneurs, les dissidents, les insoumis, tous ceux qui refusent de boire la mauvaise soupe servie par l’Etat et qui s’éloignent de la ligne éditoriale dictée par Moscou. On utilise pour cela les mêmes méthodes qu’il y a soixante-dix ans. Intimidations, harcèlements, passages à tabac, etc. Pif, paf, on rosse du Russe avec rudesse pour lui apprendre que se taire c’est la meilleure des politesses. En outre, chaque fois qu’une balle de revolver croise le chemin d’un gus indiscipliné, c’est une leçon qu’on adresse au peuple tout entier. Car il est bon, de temps en temps, d’envoyer un message à la populace en chapka, comme une piqûre de rappel : « Baissez la tête, et pas un seul pas de côté, ou bien… » Anna, elle, avait courageusement fait un pas de côté. Elle n’était pas restée dans la ligne. Une balle dans la tête. La liberté de s’exprimer en terre russe demeure aussi réduite que l’espérance de vie d’un soldat tchétchène.

C’est à la fois dommage, et en même temps, pas si grave. Pas si grave parce que, de toute façon, et c’est la triste réalité, a part les tchétchènes, tout le monde s’en fout de savoir ce qui se passe en tchétchénie. Mais dommage, aussi, parce qu’ Anna Politkovskaïa n’avait de cesse, justement, depuis plus de dix ans, de dénoncer les exaction sanglantes de l’armée russe dans le Caucase nord. Loin des salons feutrés, des tasses de thé et des clubs du stylo, elle arpentait en bottes fourrées les montagnes de Tchétchénie, de village pilonné en village bombardé, pour recueillir des témoignages, rencontrer, entendre et comprendre la population mutilée. Elle rapportait dans son sac à dos l’horreur d’un conflit cruel et insensé opposant une armée russe sanguinaire et vénale, composée de jeunes soldats déshumanisés, livrés à eux-mêmes, et sous la responsabilité d’officiers corrompus et barbares, à une résistance tchétchène sauvage, fracturée, désorganisée, mal rasée, mais acharnée et prête à tout. Elle expliquait l’absurde d’une guerre sans lois ni droits, cadre du grand n’importe quoi, où viols, meurtres, jugements sommaires, pillages, humiliations, enlèvements, etc., composaient le sombre quotidien des civils. Elle dénonçait également les basses manoeuvres de Poutine qui, sous prétexte de livrer une lutte sans merci à la menace terroriste - et soutenu en cela par l’Occident -, écrasait un peuple entier sous sa botte, afin s’asseoir son pouvoir. Elle repoussait à coup d’articles étoffés la propagande officielle du Kremlin qui tendait à faire des wahhabites ( les tchétchènes islamisés) les seuls responsables des actes atroces commis à l’encontre des civils, propagande qui n’avait d’autre but que de provoquer la guerre civile en Tchétchénie. Enfin, elle mettait en garde la société russe qui peu à peu se laissait entraîner par les courants sournois de la haine aveugle et systématique de l’autre. En somme, elle faisait réellement son boulot de journaliste, qui consiste à livrer les faits tels qu’ils sont sans se contenter d’être un simple relais, un porte-parole du gouvernement. En cela, elle était beaucoup plus courageuse que la plupart des pousse-mégôts ventripotents qui occupent les rédactions de la presse occidentale et qui passent leur temps à contenter les lobbies militaro-industriels. Avec ses lunettes cerclées, elle avait un regard différent sur les évènements. Un regard plus juste. Sa mort enfonce de ce fait un peu plus le monde dans sa myopie. Et même si, de toute façon, ça fait déjà longtemps que le monde n’y voyait plus clair, c’est dommage que ce samedi 7 octobre, Anna ne se soit pas fait des pâtes.

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PS: Ouvrages d' Anna Politkovskaïa :
FreeCompteur.com