samedi, janvier 07, 2006

Temps de cerveau disponible...


Dans les années soixante dix, la douce télé des familles était plutôt du genre jeunette et timide. Elle se contentait de divertir l’honnête travailleur en lui proposant, à vingt heures trente, des émissions de variété toutes gentilles avec des chanteurs cool cool cool à la mode disco se déhanchant devant un rideau à paillettes et usant leurs chaussures toutes brillantes et tout et tout sur d’énormes étoiles violettes et jaunes qui tournaient vite vite vite. De temps en temps seulement la caméra osait mettre l’œil dehors pour, tout doucement, interroger le citoyen tout brave sur des sujets plus ou moins importants. C’est là, sur le trottoir, que s’arrêtait l’intrusion de l’objectif dans la vie de monsieur tout le monde. Jamais la porte du domicile des bonnes familles n’était forcée. Monsieur l’honnête travailleur pouvait tranquillement s’brosser les glorieuses à table en engueulant sa bourgeoise si ça le chantait, y’avait personne pour saisir la grossièreté avec sa boite à images. C’était chacun son rôle, chacun sa place, soit papa-maman sur le canapé, et le poste sur le meuble dans le coin du salon à côté du ficus. Le passif, et l’actif.

Dix ans plus tard, en quatre vingt cinq un peu plus-un peu moins, la télé n’est plus une jeune pucelle effarouchée. Si elle n’a pas encore couché avec le Diable, elle s’est au moins tapé ses adjoints. Sur les plateaux, les chanteurs, qui pourtant avaient bien chanté, ont dû se serrer pour faire une place aux bonnes familles, qui peu à peu ont pris goût à voir leur image diffusée partout chez tous les honnêtes citoyens s’acquittant comme il faut de leur redevance. Et comme elles savent pas trop quoi raconter, les bonnes familles qui veulent passer à la télé, et que de toute façon, il faut dire ce qui est, l’honnête travailleur il n’est pas non plus trop capable de comprendre grand chose après sa journée d’usine dure dure dure, alors elles parlent de leur vie. Ca au moins c’est compréhensible par tout le monde. Qui n’a pas déjà écouté quelqu’un raconter sa vie ? C’est pas une bonne idée, ça ? Des programmes qu’ils sont même pas durs à comprendre. On a l’impression d’écouter sa belle-sœur ou son vieux tonton, celui qu’arrête pas de se plaindre et à qui on accorde une attention toute relative. C’est quand même plus rigolo hahaha que le vieux prof poussiéreux filmé en plan fixe et expliquant tout sérieux sérieux et gris que la situation du monde est désespérée. Mais la caméra reste cependant encore un peu frileuse. Pas question de voyager. Elle reste dans les studios bien chauffés comme il faut. Elle veut bien du témoignage de Ginette et de Bruno, mais c’est à eux de se déplacer. En réalité, c’est pas encore de la télé réalité vrai de vrai. La mongolienne de moins de cinquante ans veille encore sur le seuil de sa maison, et personne ne rentre dans son salon tout bien ciré qui sent bon bon, la caméra sur l’épaule. On sait ce qui se passe chez elle, mais c’est pas filmé, c’est raconté. Le spectateur passif devient un peu moins passif mais c’est pas non plus le rôle du siècle.

Les années quatre vingt dix, en revanche, vont offrir à Ginette et Bruno une part du gâteau cathodique vraiment terrible terrible. Car l’honnête travailleur ne se contente plus d’écouter les histoires des bonnes familles. Non non. Il lui faut des images, avec de la couleur et du son. La caméra, de plus en plus dévergondée, réussi enfin à se faire inviter dans le salon de monsieur-madame. On filme le jardin, le chien, le garage avec le bel établi et les outils bien accrochés sur le mur, la chambre des gosses, la cuisine Ikéa montée de travers et les chaussures dans l’entrée. Là le citoyen qui paye comme il faut sa redevance il est content, car il voit tout. Comme si il avait les clés de chez son voisin. Et en plus, il sait tout. Parce que Bruno et Ginette ils racontent tout tout tout à un monsieur avec une oreillette et des fiches et des lunettes. Si Bruno il arrive plus à bander devant sa femme, l’honnête travailleur sait pourquoi. Si Bruno préfère les femmes de plus de cent vingt kilos, l’honnête travailleur sait pourquoi. Si Ginette souffre d’une pilosité abondante sur le visage, l’honnête travailleur sait pourquoi. Bref, les années quatre vingt dix, c’est la période du grand déballage télévisuel, l’apologie du voyeurisme à grande échelle, le viol collectif de la vie privée de leurs congénères par…les honnête travailleur. Le passif est décidément de plus en plus actif.

Enfin arrive l’année deux mille six. La télévision est devenu une vrai femme jolie jolie. Et un peu salope. Elle fourre son œil de verre un peu partout et y’a pas grand monde pour lui dire de se casser. Elle s’invite là où ça lui chante quand ça lui chante, raconte ce qu’elle veut, elle fait caprice bou-houhou sur caprice bou-houhou que y’a jamais personne pour ne pas lui céder. Une vrai charmeuse de cabaret. Et qui c’est qu’est content chouette ? Et bien c’est Bruno et Ginette, parce que la télé de deux mille six, elle ne se contente pas d’écouter leurs problèmes graves graves, elle ne se contente pas de filmer leur maison petite-mais-jolie, non non non, elle envoie quelqu’un genre compétent vraiment terrible pour régler tous les soucis. Alors là c’est gentil tout plein. Ainsi l’honnête travailleur, quand il voit par exemple comment Bruno il est content que son fils ni honnête ni travailleur retrouve le droit chemin grâce au coach de TF1, il se dit que la télé c’est vraiment choucar. En plus de s’inviter dans le salon, elle se mêle de la vie du pauvre snif snif téléspectateur et grâce à ses experts en tout et n’importe quoi elle change le cours de son existence toute triste. Après Ginette elle pleure en direct et elle est très contente et elle dit merci merci.

La télé, en franchissant cette ligne toute bien jaune ou blanche, accède à la dernière étape dans sa relation avec son amant honnête et travailleur. Elle l’a séduit grâce à ses deux gros seins que sont le voyeurisme et l’exhibitionnisme, elle a appris à le connaître, puis elle s’est payé une énorme partie de jambes en l’air dans le lit conjugal pendant une bonne dizaine d’années. Aujourd’hui, en vrai femme fatale et autoritaire, elle essaye de transformer son amant à son image. Elle ne présente plus à la société toute brave un simple miroir, elle se permet des retouches. Et l’amant, vu qu’il est honnête et travailleur, il se laisse faire. Il accepte que toutes les semaines, un coach débarque dans son salon pour lui expliquer comment se comporter. Après tout, si c’est la télé qui le dit, ça doit être vrai. Il faut dire qu’elle est tellement jolie jolie, vraiment terrible.


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